Cinéma

Go Home : Antigone au Liban

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GO HOME Paraiso Productions

La réalisatrice franco-libanaise Jihane Chouaib met en scène son double de fiction dans Go Home, récit amer du retour d’une jeune femme exilée au pays de son enfance.

Le film s’ouvre sur la grille d’une maison abandonnée du nord du Liban, dont l’héroïne, Nada – jouée par l’actrice iranienne Nada Golshifteh Farahani – a gardé la clé. Nada a quitté ce lieu enfant, pendant la guerre civile pour se réfugier en France. Vingt ans plus tard, le conflit est terminé et la réfugiée revient sur ses pas à la recherche d’elle-même. Mais le passé est plein de trous, comme les murs de la demeure décrépie. Nada tente de reconstituer le souvenir de son enfance pendant la guerre, marquée par la disparition jamais élucidée de son grand-père tant admiré.

D’emblée, l’ambition narrative du film se distingue. Il sera question de la petite histoire – une jeune femme à la recherche de son identité et dont l’intériorité est symbolisée par cette maison en ruines – et de la grande Histoire – le Liban actuel, hanté par les fantômes des 17 000 disparus de la guerre civile. Nada est un personnage obsédé par la vérité, une Antigone moderne qui oppose au silence mutique et, selon elle, coupable, des hommes du village, une volonté sans faille, proche de la folie, de comprendre comment son grand-père a disparu. A-t-il été assassiné? Où se trouve son corps ? L’héroïne lutte sans cesse contre l’amnésie collective, quitte à interroger d’anciens miliciens ou à retourner la terre de son jardin de ses propres mains. Go Home montre bien qu’au Liban, la mémoire du conflit est l’affaire des femmes. Le personnage de la tante Nour incarne parfaitement ce fardeau : la catastrophe de la guerre est inscrite dans son esprit et sur son visage.

Go Home est aussi l’histoire de la recherche d’un paradis perdu. La réalisatrice Jihane Chouaib, qui a elle-même quitté le Liban en guerre pendant son enfance pour se réfugier au Mexique puis en France, a le courage d’évoquer à travers son film, l’idée troublante de la guerre vécue comme une période heureuse. Dans les flash-back montrant Nada enfant, la maison est un lieu magique où la petite fille parvient à contourner la violence de la guerre par des jeux partagés avec son frère – par exemple, manger le sucre des sacs de jute servant à parer les balles perdues.Dans une autre scène, il est permis à la jeune Nada d’entrer dans le cercle des hommes et d’être un instant leur égale. A cette nostalgie de l’enfance, à l’image idéalisée de cette maison du passé, le film oppose les scènes contemporaines du même jardin abandonné et rempli d’ordures. Dans Go Home, le Liban rêvé de l’enfance de Nada, qui renvoie aussi à celui de l’avant-guerre, est une image subliminale qu’il faut à tout prix reconstituer.

Comme dans le film A Perfect Day de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, l’être aimé disparu est un personnage en creux qui hante le film et dont les personnages, vivants, ne peuvent pas faire le deuil. Dans Go Home, c’est en quittant la maison que Nada pourra trouver un apaisement. Une rumeur lui apprend que son grand-père n’aurait pas disparu, mais serait parti commencer une nouvelle vie dans le sud du pays. Jihane Chouaib filme le sud Liban comme une terre aride faite de routes sinueuses et de villages délités, dont se dégage une certaine beauté. C’est là qu’intervient la scène la plus forte du film : le court dialogue de Nada avec une jeune Palestinienne fumant, cheveux aux vents. Nada écoute enfin, la déchirure d’une autre exilée et s’inscrit à ce moment dans l’histoire de son pays. A l’horizon, la terre palestinienne, autre paradis perdu, est visible à l’oeil nu mais à jamais interdite. C’est là que Nada pourra faire son deuil, sur une tombe anonyme, et reprendre son chemin.

Go Home, un film de Jouane Chouaib, sortie le 7 décembre 2016, 98′

Cette critique a été écrite pour le site Onorient

Art Vidéo, Cinéma, Installation, Photographie

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : rémanence libanaise

 

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Wonder Beirut – Joana Hadjithomas et Khalil Joreige – Galerie in Situ

Cinq salles pour un voyage conceptuel au pays du cèdre : une impression poétique domine l’exposition d’art contemporain Se souvenir de la lumière

Nés dans le Beyrouth de l’avant-guerre, en 1969, les plasticiens Joana Hadjithomas et Khalil Joreige interrogent depuis le début des années 1990 le processus de fabrication des images, et par là-même la construction d’une mémoire officielle dans leur pays. Pour échapper à ces représentations aliénantes, ils revendiquent l’expérience créative en métamorphosant les symboles, suggérant que l’identité libanaise est mouvante, introuvable.

Très contextuelle, la rétrospective des œuvres de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige Se souvenir de la lumière peut paraître assez inaccessible, et c’est sa limite. Mieux vaut bien connaître l’histoire politique et sociale du Liban et du Moyen-Orient pour décrypter l’exposition – ou s’aider de cartels un peu trop longs. Autre possibilité, se laisser porter par l’expérience esthétique. Quelques pistes de découverte :

Images vivantes

Dans la série Wonder Beirut (1997-2006) qui ouvre l’exposition, des cartes postales montrant une vue idéale de la Riviera beyrouthine de l’avant- guerre civile (officiellement 1975-1990) sont tâchées de brûlures et jaunies par le temps. Sous un nom fictif (« le photographe pyromane Abdullah Farah ») les artistes superposent deux réalités : celle, fantasmée, des belles années 1960 à celle des années de guerre et de destruction. Ici, la seconde réalité modifie irrémédiablement le souvenir de la première.

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Le Cercle des confusions – Joana Hadjithimas et Khalil Joreige – Galerie In Situ

Images miroir

Dans l’installation Le cercle des confusions (1997), une photo aérienne de Beyrouth est découpée en 3000 fragments détachables, derrière lesquels se dévoile un vaste miroir. Ici, le visiteur éprouve le vertige d’une mise en abîme : c’est notre regard sur la ville qui la fait exister, c’est également nous qui nous regardons exister à travers la ville, et finalement, le miroir rappelle que l’identité de la capitale libanaise est une interrogation sans fin. « Beyrouth n’existe pas » trouve-t-on écrit au dos des fragments détachés du miroir.

Images muettes

Dans la vidéo Toujours avec toi (2001-2008), les plasticiens filment les visages inexpressifs de politiciens libanais sur des affiches électorales. Par le biais d’un un montage rapide, les portraits se confondent en une forme vague, semblent disparaître, vides comme peuvent l’être les programmes politiques de ces candidats corrompus.

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Khiam 2000 – 2007 – Joana Hadjithomas et Khalil Joreige – Galerie In Situ

Images inaccessibles

Dans le film Khiam 2000-2007, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige captent les témoignages de rescapés du camp de prisonniers de Khiam au Sud Liban, alors occupé par l’armée israélienne. Seul moyen de survivre pour ces hommes et ces femmes enfermés dans de minuscules cellules : imaginer, créer des objets avec les moyens du bord (leurs récits rappellent la nouvelle Le Joueur d’échecs, de Stefan Zweig). Le camp de Khiam a été détruit pendant la guerre israélo-libanaise de 2006: il ne reste plus que les histoires des survivants pour en garder le souvenir, la trace.

Images fantômes

Dans l’installation 180 secondes d’images rémanentes (2006), un film tourné en super8 par l’oncle de Khalil Joreige disparu pendant la guerre civile est développé sous forme de vignettes révélant des prises de vues floues, indistinctes à la limite du conceptuel. En prolongeant notre regard, on y découvre des silhouettes qui semblent vouloir résister à tout prix à leur dissolution.

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IZMYRNE – Joana Hadjithomas et Etel Adnan – Galerie In Situ

Images disparues

Dans la vidéo ISMYRNE (2016), Joana Hadjithomas et le peintre et poétesse libanaise Etel Adnan dialoguent au sujet de leurs familles, toutes deux chassées de la ville turque – l’actuelle Izmir – au début du XXe siècle. L’œuvre montre comment un sentiment d’appartenance peut se nourrir de récits réels ou imaginés, en l’absence de tout souvenir tangible, tels que des photographies. Les mots sont ici plus évocateurs que les images.

Joana Hadjothomas et Khalil Joreige, Se souvenir de la lumière (Two Suns in the Sunset)

Exposition au Jeu de Paume jusqu’au 25 septembre 2016.

Cet article a été écrit pour le site Onorient