Cinéma

Amal, une adolescente dans l’ère post-Tahrir

Aux lendemains de la révolution égyptienne, le documentariste Mohamed Siam suit pendant cinq ans le parcours politique et intime d’Amal, une adolescente qui incarne une jeunesse égyptienne révoltée.

Les premières scènes d’Amal se situent au Caire au début de l’année 2012. La révolution a eu lieu, Moubarak est tombé. Pourtant, après le drame du stade de Port-Saïd le 1er février 2012, au cours duquel l’armée a laissé dégénérer une rixe entre les supporters du club de football d’Al-Ahly et ceux du Masry SC, causant la mort de 73 personnes, les manifestations ont repris au Caire.

Ces « Ultras » d’Al-Ahly, qui comptent parmi les fers de lance de la révolution de Tahrir, continuent la lutte contre les abus de la police et de l’armée, après la victoire de Frères musulmans aux élections parlementaires, en janvier 2012.    

Ces moments de grande tension sont exceptionnellement bien documentés par le réalisateur égyptien Mohamed Siam, qui s’introduit au milieu des groupes de protestataires. Dans ces scènes de confrontation avec la police, les mouvements de foules à l’énergie électrisante se mêlent aux histoires individuelles. Comme celle d’Amal, une adolescente aux allures de garçon manqué que le documentaire suit alors qu’elle est âgée de 15 à 20 ans.

Jeune fille cachée sous une capuche, Amal insulte les forces de l’ordre, chante des refrains révolutionnaires et joue au football. Le documentariste s’intéresse immédiatement à ce personnage féminin audacieux, qui s’oppose à la fois aux forces de l’ordre et aux manifestants masculins qui lui conseillent de rentrer chez elle pour sa sécurité.

Violences policières

Le réalisateur ne limite pas Amal à un symbole, lui offrant une voix off pour raconter son histoire. La jeune fille a été victime de violences policières et a failli perdre la vie lors des manifestations de la place Tahrir, début 2011. Le documentaire prend une tournure plus engagée et montre les images de son passage à tabac enregistrées par des caméras de sécurité. Partagées sur les réseaux sociaux, celles-ci étaient devenues virales à l’époque.

L’adolescente témoigne de coups et blessures et d’actes de torture du fait des forces de l’ordre : « genoux brisés », « cheveux arrachés » et « chocs électriques ».

« Des voyous payés pour tuer », commente-t-elle plus loin, prenant position en même temps que le réalisateur sur la responsabilité de Hosni Moubarak dans l’assassinat de manifestants en 2011.  

Mohamed Siam avait déjà traité de la question de la violence policière dans son premier documentaire, Force majeure (2016), qui explorait le quotidien de la police du Caire à travers le témoignage sur trois ans d’un officier auxiliaire fidèle à Moubarak au moment où éclate la révolution.

Conflit générationnel

La dénonciation des crimes de la police et de la corruption du pouvoir est au centre des revendications d’Amal, qui, au moment des élections démocratiques de 2012, se refuse à choisir un candidat : « la peste ou le choléra », dit-elle.

La scène où elle s’oppose à sa mère au sujet des élections présidentielles de mai 2012 illustre la confrontation de deux générations : celle d’Amal, voulant faire table rase du passé et qui ne peut soutenir Ahmed Chafik, l’ancien Premier ministre de Moubarak, et celle de sa mère, qui votera Chafik par crainte de voir arriver au pouvoir les Frères musulmans.

La lucidité et la combativité d’Amal fascinent le réalisateur, qui la suit jusque devant les bureaux de vote. Trop jeune pour voter, elle questionne les passants avec humour et déclare que si les Frères musulmans étaient au pouvoir, ils feraient fuir les touristes.

Révolutionnaire représentant une jeunesse égyptienne éduquée et engagée, Amal est aussi une adolescente en lutte contre les traditions patriarcales de son pays.

La caméra de Mohamed Siam s’autorise à filmer une jeune fille devant son miroir, se coupant les cheveux, portant le voile à l’arrivée au pouvoir des Frères musulmans, puis le retirant à nouveau après le coup d’État des forces armées égyptiennes du maréchal Abdel Fattah al-Sissi en juillet 2013.

Elle est aussi une jeune fille en deuil d’un père qui l’a éduquée pour « faire ce qui lui plaît et ne pas avoir peur ». La fin du documentaire montre Amal plus détachée des affaires politiques, mais décidée à s’engager autrement : elle projette d’entrer dans la police pour « changer le système de l’intérieur ».

Amal a reçu en 2018 le prix de la première œuvre au festival Cinémed de Montpellier, le prix des droits humains du festival international du documentaire FIDADOC d’Agadir, au Maroc, et le prix du jeune public au festival international du documentaire Doc/Fest de Sheffield, au Royaume-Uni.

Amal, un documentaire de Mohamed Siam produit par Abbout Productions et Artkhana

Egypte/France. Sortie en salle le 20 février 2019

Image de couverture copyright Juste Distribution

Lien de cet article sur Middle East Eye

Cinéma

Hadas Ben Aroya, un nouveau cinéma israélien féminin et décomplexé

Copyright Wayna Pitch
Copyright Wayna Pitch

Dans People That Are Not Me, Hadas Ben Aroya, trente ans tout rond, joue tous les rôles : actrice principale, scénariste, productrice et réalisatrice. Autofiction très libre sur l’errance sentimentale d’une jeune femme à Tel-Aviv, le film est devenu culte en Israël. A l’occasion de la sortie du long-métrage en France, elle nous parle de son parcours artistique, de sa vision de la jeunesse de Tel Aviv et de l’impact du mouvement #MeToo dans son pays.

Comment êtes-vous devenue cinéaste ?

Hadas Ben Aroya : Je suis née à Ashkelon, au sud d’Israël. Je n’ai pas reçu d’éducation cinématographique mais je me suis intéressée très tôt au théâtre et à la peinture. En entrant à l’université, j’ai choisi le cinéma parce que c’était une synthèse de tout ce qui m’intéressait. À l’époque, des productions israéliennes telles que Valse avec Bachir (Ari Folman, 2008) ou La Visite de la fanfare (Eran Kolirin, 2007) commençaient à trouver un vrai public à l’international. Je me suis mise à regarder énormément de films pour rattraper mes lacunes. C’est en deuxième année de fac que j’ai réalisé mon premier court-métrage, Sex Doll, qui parlait déjà de désir et de sexualité. Ensuite, People That Are Not Me est mon film de fin d’études. Je l’ai écrit avec beaucoup de liberté car je n’imaginais pas le sortir en salles !

Pourquoi avoir décidé de faire un film centré sur la vie amoureuse d’une jeune femme de Tel-Aviv ? Ce n’est pas commun dans le cinéma israélien…

Hadas Ben Aroya : C’est une forme de rébellion inconsciente contre les questions qui reviennent tout le temps dans les productions israéliennes : l’armée, la religion, les Palestiniens… C’est d’ailleurs en traitant de ces thématiques que l’on trouve le plus facilement de financements en tant que cinéaste. J’ai voulu faire complétement autre chose et me libérer de ces sujets sérieux et brûlants. Je regrette qu’on ne montre pas plus souvent Tel-Aviv, où j’habite. J’ai décidé de placer ma ville au centre du film et de décortiquer la vie intime de ma génération. Un producteur m’a d’ailleurs confirmé que de plus en plus de jeunes réalisateurs sont désespérés par la situation politique de notre pays et se détachent des problématiques douloureuses. Ils manifestent une sorte d’indifférence au réel, comme mon personnage avec son casque audio vissé sur les oreilles.

Est-ce un récit autobiographique ?

Hadas Ben Aroya : Je me suis librement inspirée de ma vie amoureuse du moment. Certains dialogues du film sont tirés d’expériences vécues, comme le moment où un amant me met en garde : « Ne tombe pas amoureuse de moi ». C’est une phrase qui blesse quand on la reçoit, mais en la replaçant dans le scénario j’ai réalisé à quel point elle peut être ridicule ! Il y a d’ailleurs quelques mecs en Israël qui imaginent que People That Are Not Me parle d’eux. J’ai reçu plein de messages du genre : « Je sais que tu as écrit sur moi ! ». Mais pas exactement. C’est une combinaison d’émotions réelles et de pure fiction. Je suis loin d’être aussi courageuse que mon personnage dans le film par exemple. Je me suis amusée à créer Joy en répondant à ce type de question : « Que se passerait-il si je rentrais chez mon ex petit copain par effraction ? ». Dans la vraie vie, de tels comportements la ferait passer pour dingue.

Copyright Wayna Pitch
Copyright Wayna Pitch

Les personnages masculins du film sont bien plus complexés que votre héroïne concernant les sentiments et le sexe, pourquoi ?

Hadas Ben Aroya : Il me semble que les hommes de ma génération sont bien moins libres que leurs parents. Ils sont rattrapés pour beaucoup de névroses et cherchent à contrôler leurs émotions. Cela les rend de plus en plus cyniques. Ils ne suivent ni leur cœur ni leur libido ! J’imagine que quand mes parents sortaient dans des bars à Tel-Aviv pendant leur jeunesse, l’ambiance devait être très « there is sex in the air ». Aujourd’hui dans les clubs, plus personne ne vous drague ! La nouvelle génération est très individualiste. Dans mon film, les hommes sont centrés sur leur intellect, pas sur leur corps.

On n’a jamais vu un personnage féminin aussi à l’aise avec sa nudité dans le cinéma israélien, non ?

Hadas Ben Aroya : Je suis très à l’aise avec mon corps, je l’aime. Je veux montrer que le corps est une très belle chose. Les scènes de sexe du film n’ont pas vocation à exciter mais plutôt à embarrasser, à interroger le spectateur. J’ai voulu qu’elles soient très naturelles, d’où l’utilisation de plans séquences. Il n’y a pas de coupes, pour que cela ne soit pas trop tendu. Les spectateurs en Israël ont réagi soit par le silence, soit par le rire. J’ai voulu qu’il y ait un côté comique dans mon film.

Le film a-t-il eu quelques soucis avec la censure ?

Hadas Ben Aroya : Oui, il y a des gens très conservateurs au pouvoir en Israël en ce moment… Le film a été interdit aux moins de 18 ans et je trouve cela ridicule ! Mais je ne suis pas surprise. Il y a un problème ici avec le corps féminin. À Jérusalem, certains religieux noircissent les panneaux publicitaires qui montrent des femmes dénudées.

Pensez-vous que le mouvement #MeToo a un écho dans votre film ?

Hadas Ben Aroya : Je ne crois pas que ce soit mon combat. Le film a d’ailleurs été tourné avant #MeToo [en 2016, ndlr]. J’ai toujours lutté contre le conservatisme mais je pense que ce n’est pas un domaine exclusivement masculin. Cependant il y a de plus en plus de réalisatrices en Israël et je les admire. Il y a même un nouveau fond pour aider les femmes cinéastes et c’est une très bonne nouvelle.

People That Are Not Me, de Hadas Ben Aroya, en salles le 24 Octobre 2018

Interview réalisée pour le site Jewpop

Cinéma

Mon tissu préféré : une révolution intérieure

Damas, mars 2011. La révolte gronde dans la rue et dans le cœur de la jeune Nahla, qui s’apprête à subir un mariage arrangé. Voyage intime, Mon tissu préféré, le premier long métrage de la réalisatrice syrienne Gaya Jiji est aussi un hommage à un monde déjà disparu.

Mon tissu préféré est un film peuplé de femmes : la jeune fille, les sœurs, rivales ou amies, la maman et la putain s’y croisent dans un immeuble de la banlieue damascène. Nahla, 25 ans, vit entourée d’une famille sans père, au quatrième étage, et la société la presse de se marier. Au second étage, une maison close tenue par madame Jiji lui offre un espace pour s’échapper.

Ces figures de poncifs ne laissent présager rien d’original, pourtant la réalisatrice parvient à éviter la démonstration et à imaginer un récit évocateur et crédible. Mon tissu préféré n’est pas la peinture sociale d’une femme arabe qui refuse d’épouser un homme imposé dans un contexte d’entrée en guerre mais l’exploration de l’imaginaire d’un personnage rare dans le cinéma moyen-oriental, parce que non idéalisé dans sa révolte.

Prisonnière d’un environnement binaire (la famille/oppression, le bordel/liberté-autre oppression) Nahla fait preuve d’une ambiguïté passionnante tout au long du film. Elle est sceptique par rapport à l’amour, tristement lucide par rapport au patriarcat, fascinée par le monde de la maison close, tendre mais aussi très cruelle avec ses sœurs, absorbée par ses fantasmes, inflexible et terrifiante avec ses prétendants. Sa relation avec son futur époux, un Syrien plus âgé qu’elle vivant aux Etats-Unis est ainsi dépeinte de façon originale et engagée : Nahla refuse d’être séduite et soumise, elle ne cesse de le provoquer et c’est elle qui envoute, manipule et possède.

La mise en scène de Jiji est tout au service des rêveries érotiques et sombres de son héroïne (les fantasmes de Nahla impliquant un jeune homme au physique d’acteur de soap-opéra turc sont subtilement drôles, parce que très naïfs), alors que résonnent à la radio les nouvelles de la révolution qui commence. C’est la tenancière du bordel, Jiji – qui porte le nom de la réalisatrice – qui ramène Nahla a la réalité : elle doit maintenant devenir une femme. L’héroïne parvient à ne pas se contraindre aux deux chemins proposés : elle évite et le mariage et la prostitution (magnifique scène hors du temps dans laquelle elle interrompt le récit biblique de Joseph et ses frères pour frustrer son client, un clin d’oeil appuyé aux Mille et une nuits). Quelle autre voie y-a-t’ il? Le film n’y répond pas, mais suggère fortement que Nahla est devenue un vrai sujet.

Qu’en est-il du monde réel, de la guerre qui éclate dehors ? Le film a quelques difficultés à passer de l’imaginaire et des tourments de la jeune fille aux images documentaires des premiers bombardements. Mon tissu préféré n’a pas été tourné à Damas, mais à Istanbul (un autre univers, une autre langue…), ce qui, bien que justifiable et compréhensible, renforce l’impression que la réalité syrienne est impossible à saisir. Et que ce n’est pas l’ambition de ce film de le faire.

Et puis, il y a cette incapacité de l’héroïne à faire partie du monde : la lutte qui s’annonce n’est pour Nahla qu’un bruit de fond angoissant et incompréhensible, elle qui regarde passer des manifestants fuyant la police sans réagir. On peux rappeler que les premiers Syriens à s’être soulevés, hommes et femmes, pour demander la démocratie et le départ de Bachar al Assad en 2011, ont été massacrés, torturés et arrêtés en masse. Leur voix a été oubliées, effacées et remplacées par celle des djihadistes, pour beaucoup venus de l’étranger. Mon tissu préféré est aussi un hommage à ces disparus-là.

« Mon Tissu préféré » de Gaya Jiji, France-Turquie, en salles le 18 juillet 2018

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Cinéma

Foxtrot : Les Non-Dits De La Société Israélienne

Foxtrot
Foxtrot © Sophie Dulac Distribution

Après Lebanon, le réalisateur Samuel Maoz met en scène une famille de Tel Aviv dont les traumas font écho à la faillite morale de la société toute entière. Décryptage de Foxtrot, une tragédie en trois actes qui a fait polémique en Israël.

Acte I Le père

Foxtrot commence dans le riche appartement de la famille Feldmann, à Tel Aviv. Des parents y apprennent la mort de leur fils de 19 ans qui effectuait son service militaire – obligatoire en Israël – dans les Territoires occupés. La situation, tragique, vire rapidement à l’absurde : les soldats venus faire l’annonce sont des pantins inexpressifs, des idiots qui appliquent un protocole sans âme. Pire encore, ils sont incapables de répondre aux questions cruciales posées par le père : où cela s’est-il passé ? quand exactement ? comment le fils a-t-il été tué ? Et peut-être aussi, en filigrane, la question du père pourrait être : pourquoi, où cela nous mène-t-il ? Toute la scène, irrespirable, est à peine lestée par la figure ridicule du rabbin de l’armée, misérable fonctionnaire incapable d’empathie.

La colère du père explose tandis que la mère reçoit des calmants de force. Après cette charge radicale contre Tsahal, le film prend un virage inattendu vers la comédie noire, quand il est bientôt question d’une erreur de l’administration. Absence de repères, système insensé, armée inhumaine : voilà les premiers constats du 1er acte de Foxtrot.

Acte II Le fils

Au milieu du désert, un checkpoint gardé par quatre troufions de Tsahal qui semblent égarés dans une dimension parallèle. Après l’appartement lugubre, la zone de guerre surréaliste, où une barrière posée au milieu de nulle part sert plus souvent à laisser passer des dromadaires que des êtres humains. Les quatre adolescents, dont le fils Feldmann, sont dépeints comme de pauvres silhouettes désœuvrées. Muets de terreur devant la responsabilité insupportable confiée par leurs aînés, ils trimballent leurs armes lourdes et leur mélancolie, incapables de communiquer entre eux, ou avec les rares Palestiniens qui se présentent au checkpoint.

Ce sont les Palestiniens que le réalisateur filme comme les seules figures humaines et réelles du récit. Ce sont eux qui sont du côté de la vie, comme ce couple qui se rend à une fête, souriant tristement l’un à l’autre lors d’un contrôle de papiers sous la pluie. C’est Yonathan, le fils, qui commet la terrible bavure qui clôt la seconde partie du film. Sans révéler la scène, on peut dire que ce drame est parfaitement crédible : l’association d’anciens militaires de Tsahal Breaking the Silencerapporte malheureusement de nombreux faits similaires. Pire encore, dans le monde irrationnel décrit par Foxtrot, la réalité est niée, les victimes effacées, la justice inexistante : voilà sans doute ce qui a créé le scandale autour du film en Israël.

Acte III Les mères

Retour à Tel Aviv. Les parents de Yonathan attendent de ses nouvelles dans leur cuisine, un lieu en huit-clos où l’on se confie enfin, entre rires et larmes. On y apprend que les actes du fils font écho à ceux du père, qui lui aussi a commis une erreur meurtrière lors de son service militaire, trente ans plus tôt, pendant la guerre du Liban.

Le film prend des allures de récit psychanalytique, avec ce père plein de honte pour avoir jadis échangé une vieille Torah contre un numéro du magazine Playboy, ou pour ne pouvoir sauver sa mère, rescapée d’Auschwitz qui perd la mémoire – et la tête. Autre figure coupable, la mère de Yonathan qui raconte ne pas avoir désiré ses enfants. Et le foxtrot dans tout ça ? C’est la danse qui anime les jeunes soldats du checkpoint pendant un court instant, et dont la technique est un cercle vicieux : un pas en avant, un pas sur le côté, et au final, retour au point de départ.

Foxtrot de Samuel Maoz, Israël, en salles le 25 avril 2018

Cet article a été écrit pour le webzine ONORIENT

Cinéma

A l’ouest du Jourdain : carnet de bord du conflit

A l'ouest du JourdainDans la continuité de son documentaire Journal de Campagne, tourné en 1982 lors de l’invasion du Liban, le réalisateur israélien Amos Gitai est retourné en Cisjordanie avec une caméra et un traducteur. Dans A l’ouest du Jourdain, il donne la parole à des politiciens, des civils et des acteurs de la paix, traquant l’espoir là où il se trouve.

Une mosaïque de témoignages

Avec Journal de Campagne, Gitai tournait un documentaire expérimental, assemblage de plans séquences et de plages sonores entêtantes, avec pour sujet  « les manifestations et les raisons de l’occupation (de la Cisjordanie et du Liban) ». A l’ouest du Jourdain est un film plus structuré, divisé en petits chapitres comme autant de rencontres avec Palestiniens et Israéliens, des rues de Hébron aux bureaux des politiciens.

Quelques séquences sont des archives datées des années 1990, marquées par l’espérance d’une résolution du conflit, avec la figure du premier ministre travailliste Yitzhak Rabin. Gitai l’a interviewé quelques mois avant son assassinat, survenu en novembre 1995. D’autres interviews de politiciens israéliens, datant de 2016, viennent évincer le discours pacifiste et rationnel de Rabin. Mises en scène devant un fond noir, les rencontres avec des figures politiques conservatrices telles que Tzipi Hotovely, membre du Likoud, ou Tzipi Livni, ancienne ministre des affaires étrangères, mettent en exergue une pensée figée, intolérante et coupée de la réalité. La caméra de Gitai a vite fait de retourner dans les rues, là où les témoignages sont les plus évocateurs.

Rentrer dans les cercles

Gitai s’intéresse aux cercles, d’hommes ou de femmes, et tente de s’y faire une place en provoquant le dialogue. C’est lui qui interroge un groupe d’hommes à Hebron, endeuillés par le meurtre d’un jeune homme, ou une association de femmes palestiniennes dans la même ville, qui témoignent des exactions de Tsahal avec des caméras. Le réalisateur ne censure pas les chapitres dans lesquels les témoins manifestent des critiques radicales de la politique du gouvernement israélien, voire même des discours de résistance violente, quand un enfant affirme rêver de devenir martyr. Gitai, impuissant lors de la scène, choisit de montrer à la suite de celle-ci une école récemment construite en Palestine au nez des autorités. En dépit de sa bonne volonté, il est surprenant de constater que le réalisateur ne parle toujours pas arabe : il y a toujours un traducteur entre les témoins et lui. Les Palestiniens semblent, eux, trente cinq ans après Journal de Campagne, maîtriser fréquemment l’hébreu. Il y a là aussi une bataille qui se joue.

Observer et agir

Si Journal de Campagne est un documentaire frappé de stupeur, comme dans le plan séquence montrant l’avancée de Tsahal dans un Liban en ruine, A l’Ouest du Jourdain se veut plus agissant. L’urgence d’une résolution du conflit se fait sentir, en vue de la colère et de l’épuisement des témoins, manifeste aussi bien dans la rue que dans les discours patriotiques et mortifères des politiciens. Le réalisateur semble être lui-même dans un état de nervosité, d’urgence qui le pousse à sortir parler. Contrairement à son premier film, Gitai est moins souvent enfermé dans sa voiture. Dans Journal de Campagne, il promet à des femmes palestiniennes dont les champs d’oliviers ont été détruits en une nuit par des bulldozers israéliens, de porter plainte en leur nom.

Dans A l’Ouest du Jourdain, il s’empresse de donner une voix à tous ceux qui réfléchissent encore à une stratégie pour la paix. Le documentaire montre notamment des militants de l’association Breaking the Silence, qui témoigne des traumatismes vécus par les soldats de Tsahal. Gitai interroge également le journaliste du quotidien de gauche Haaretz, Gideon Levy. Celui-ci donne le signal d’alarme le plus important du film : en poursuivant sa politique d’occupation, l’Etat israélien risque d’atteindre un point de non retour et de compromettre son identité démocratique prévient-il. Au vu de ce film et des événements de ces cinquante dernières années, n’est-ce pas déjà arrivé?

A l’ouest du Jourdain, documentaire, 1h47, en salles le 11 octobre 2017

Journal de campagne, documentaire, 1982, 1h23

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Photographie

Iran Insight: un oeil photographique sur le Khorasan

Middle of Nowhere
Série Street Khorasan, 2013

A la Galerie de la Maison des Initiatives Etudiantes, à Paris, la jeune photographe franco-iranienne Rox Khorasani nous ouvre les yeux sur sa région d’origine : le Khorasan. Un voyage à la fois naturaliste et poétique, à la rencontre non de silhouettes, mais de personnes dont l’âme vibre sur les images. Interview.

Comment es-tu arrivée à la photographie ?

C’est l’Iran qui a inspiré mes premiers clichés, à 17 ans. Mon père est né à Mashhad, seconde plus grande ville du pays, et important lieu de pèlerinage. Le 8e imam du chiisme duodécimain, Rezâ, y est enterré. C’est une ville méconnue des voyageurs occidentaux.

 

Sans titre
Série Achoura Mashhad, 2013

Quels sont ta méthode et le but de ton travail ?

J’ai toujours utilisé un appareil photo numérique. Je n’ai pas encore de grandes connaissances techniques, mais je pense avoir un ‘regard’, je repère bien les choses. Mon intention est de témoigner d’une autre réalité de mon pays, d’une richesse culturelle, humaine et de montrer l’inaccessible. Je suis assez déçue par la vision caricaturale véhiculée par les médias en France, bien que l’opinion commence à évoluer depuis la signature des accords sur le nucléaire iranien (juillet 2015, ndlr). Ma démarche est apolitique.

Sans titre
Série Street Mashhad, 2013

Quelles photographies ont particulièrement marqué le public lors du vernissage parisien ?

Les deux images du couple lors de leur mariage. Il s’agit de membres de ma famille. Les clichés ont la vie dure au sujet du mariage islamique : en Iran, le divorce est autorisé par l’islam chiite, bien que difficile à obtenir si la demande émane de l’épouse. Le taux de désunion en Iran est assez élevé (un mariage sur quatre à Téhéran, source women.ncr-iran.org, ndlr).

Gholam Gorbeh
Série Keshmoon Qaen, 2016

Pourquoi avoir choisi de photographier les agriculteurs de safran ?

Le Khorasan est la première région productrice de safran au monde. Je souhaite rendre hommage aux paysans qui le récoltent et faire connaître une plate-forme de commerce équitable qui encourage la permaculture, Keshmoon. Le safran est une des solutions aux problèmes de sécheresse dont souffre la région car sa production demande relativement peu d’eau.

Masoumeh
Série Keshmoon Qaen, 2016

Ton exposition évoque une autre initiative écologique, les écoles de la nature. Cette question est-elle importante pour toi ?

Oui, cela rejoint mon intention de montrer au public français une image positive, moderne et complexe de l’Iran. J’ai choisi ce sujet par conviction : je me suis engagée auprès de ces écoles qui permettent aux enfants de Masshad d’apprendre à respecter l’environnement. Comme en France, les enfants des grandes villes iraniennes sont coupés de la terre.

Exposition de photographie Iran Insight à la Maison des Initiatives étudiantes. 50 rue des Tournelles, Paris 3e. Entrée libre jusqu’au 21 mars 2017.

Voir l’article sur le site Onorient.

Cinéma

Go Home : Antigone au Liban

gohome
GO HOME Paraiso Productions

La réalisatrice franco-libanaise Jihane Chouaib met en scène son double de fiction dans Go Home, récit amer du retour d’une jeune femme exilée au pays de son enfance.

Le film s’ouvre sur la grille d’une maison abandonnée du nord du Liban, dont l’héroïne, Nada – jouée par l’actrice iranienne Nada Golshifteh Farahani – a gardé la clé. Nada a quitté ce lieu enfant, pendant la guerre civile pour se réfugier en France. Vingt ans plus tard, le conflit est terminé et la réfugiée revient sur ses pas à la recherche d’elle-même. Mais le passé est plein de trous, comme les murs de la demeure décrépie. Nada tente de reconstituer le souvenir de son enfance pendant la guerre, marquée par la disparition jamais élucidée de son grand-père tant admiré.

D’emblée, l’ambition narrative du film se distingue. Il sera question de la petite histoire – une jeune femme à la recherche de son identité et dont l’intériorité est symbolisée par cette maison en ruines – et de la grande Histoire – le Liban actuel, hanté par les fantômes des 17 000 disparus de la guerre civile. Nada est un personnage obsédé par la vérité, une Antigone moderne qui oppose au silence mutique et, selon elle, coupable, des hommes du village, une volonté sans faille, proche de la folie, de comprendre comment son grand-père a disparu. A-t-il été assassiné? Où se trouve son corps ? L’héroïne lutte sans cesse contre l’amnésie collective, quitte à interroger d’anciens miliciens ou à retourner la terre de son jardin de ses propres mains. Go Home montre bien qu’au Liban, la mémoire du conflit est l’affaire des femmes. Le personnage de la tante Nour incarne parfaitement ce fardeau : la catastrophe de la guerre est inscrite dans son esprit et sur son visage.

Go Home est aussi l’histoire de la recherche d’un paradis perdu. La réalisatrice Jihane Chouaib, qui a elle-même quitté le Liban en guerre pendant son enfance pour se réfugier au Mexique puis en France, a le courage d’évoquer à travers son film, l’idée troublante de la guerre vécue comme une période heureuse. Dans les flash-back montrant Nada enfant, la maison est un lieu magique où la petite fille parvient à contourner la violence de la guerre par des jeux partagés avec son frère – par exemple, manger le sucre des sacs de jute servant à parer les balles perdues.Dans une autre scène, il est permis à la jeune Nada d’entrer dans le cercle des hommes et d’être un instant leur égale. A cette nostalgie de l’enfance, à l’image idéalisée de cette maison du passé, le film oppose les scènes contemporaines du même jardin abandonné et rempli d’ordures. Dans Go Home, le Liban rêvé de l’enfance de Nada, qui renvoie aussi à celui de l’avant-guerre, est une image subliminale qu’il faut à tout prix reconstituer.

Comme dans le film A Perfect Day de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, l’être aimé disparu est un personnage en creux qui hante le film et dont les personnages, vivants, ne peuvent pas faire le deuil. Dans Go Home, c’est en quittant la maison que Nada pourra trouver un apaisement. Une rumeur lui apprend que son grand-père n’aurait pas disparu, mais serait parti commencer une nouvelle vie dans le sud du pays. Jihane Chouaib filme le sud Liban comme une terre aride faite de routes sinueuses et de villages délités, dont se dégage une certaine beauté. C’est là qu’intervient la scène la plus forte du film : le court dialogue de Nada avec une jeune Palestinienne fumant, cheveux aux vents. Nada écoute enfin, la déchirure d’une autre exilée et s’inscrit à ce moment dans l’histoire de son pays. A l’horizon, la terre palestinienne, autre paradis perdu, est visible à l’oeil nu mais à jamais interdite. C’est là que Nada pourra faire son deuil, sur une tombe anonyme, et reprendre son chemin.

Go Home, un film de Jouane Chouaib, sortie le 7 décembre 2016, 98′

Cette critique a été écrite pour le site Onorient

Cinéma

La voie de l’Atlas : un voyage initiatique

Mimosas – Copyright UFO Distribution

De nos jours, au Maroc, une caravane s’égare dans des sentiers sans fin : avec Mimosas, la voie de l’Atlas, le réalisateur Oliver Laxe impose un style très original.

Accompagner un vieil homme dans son dernier pèlerinage vers sa ville natale, Sijilmassa, tel est le but d’un petit groupe d’hommes et de femmes, regroupés dans un périple aussi dangereux qu’incertain.

Découpé en trois chapitres, Mimosas est une fable qui ne respecte pourtant aucune règle de narration classique. Ici, les personnages entourant les deux héros sont presque tous muets, l’enjeu de la marche est modifié dès le premier quart du film, de mystérieux plans larges montrent des taxis qui roulent dans le désert sur de la musique expérimentale. Enfin, il n’y a pas de réel dénouement. Au premier abord déstabilisante , la liberté du réalisateur se révèle finalement fascinante.

L’impression mystique qui se dégage fortement du film est le résultat de procédés cinématographiques très maîtrisés. Le réalisateur franco-espagnol Oliver Laxe sait capter le silence et lui donner du relief, quand par contraste crissent les pas des marcheurs sur les pierres acérées des sentiers de l’Atlas. La lenteur, le gris et le noir de la montagne, le froid très perceptible dans les nombreuses scènes de nuit éclairées par un feu viennent dynamiter les images  souvent véhiculées sur le Maroc. Les hommes et les femmes de la caravane sont indifféremment voilés, tel que l’on peut le voir sur la superbe affiche du film.

Dans les scènes se déroulant dans l’Atlas, le film se perd dans le temps: les marcheurs sont peut-être seuls au monde, le but à atteindre n’est en réalité nulle part – la cité commerçante de Sijilmassa a été détruite au début du XIXe siècle. Le contraste avec les scènes citadines est évocateur: les hommes y sont violents, médiocres, ça et là des chantiers et des machines industrielles paraissent ne rien construire.

Parmi le groupe de caravaniers se distinguent deux personnages, Ahmed (Ahmed Hammoud) et Shakib (Mohamed Shakib ben Omar). L’un incarne le doute, le pessimisme, l’absence de valeurs. L’autre est un jeune homme énigmatique qui prétend connaître le chemin et dont les convictions se résument dans le proverbe qu’il se plaît à répéter : « Dieu soit loué, tout va bien ». Entre le sceptique et le théiste se noue une amitié qui fait le sel du film. Mimosas n’évoque jamais l’Islam, religion d’Etat au Maroc, et préfère interroger les croyances et les limites – physiques et mentales – de ses protagonistes.

Impossible à enfermer dans un genre, Mimosas est à la fois un conte, un road-movie et un western : le réalisateur fait régulièrement l’usage de très gros plans, les ennemis de la scène des coups de feux sont à peine visibles tels des indiens dissimulés derrière des talus. Enfin, la scène finale semble être un clin d’oeil au célèbre Butch Cassidy et le Kid de George Roy Hill.

Mimosas, la voie de l’Atlas d’Oliver Laxe, Maroc-France, en salles le 26 août 2016, 1h33

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Art Vidéo, Cinéma, Installation, Photographie

Joana Hadjithomas et Khalil Joreige : rémanence libanaise

 

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Wonder Beirut – Joana Hadjithomas et Khalil Joreige – Galerie in Situ

Cinq salles pour un voyage conceptuel au pays du cèdre : une impression poétique domine l’exposition d’art contemporain Se souvenir de la lumière

Nés dans le Beyrouth de l’avant-guerre, en 1969, les plasticiens Joana Hadjithomas et Khalil Joreige interrogent depuis le début des années 1990 le processus de fabrication des images, et par là-même la construction d’une mémoire officielle dans leur pays. Pour échapper à ces représentations aliénantes, ils revendiquent l’expérience créative en métamorphosant les symboles, suggérant que l’identité libanaise est mouvante, introuvable.

Très contextuelle, la rétrospective des œuvres de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige Se souvenir de la lumière peut paraître assez inaccessible, et c’est sa limite. Mieux vaut bien connaître l’histoire politique et sociale du Liban et du Moyen-Orient pour décrypter l’exposition – ou s’aider de cartels un peu trop longs. Autre possibilité, se laisser porter par l’expérience esthétique. Quelques pistes de découverte :

Images vivantes

Dans la série Wonder Beirut (1997-2006) qui ouvre l’exposition, des cartes postales montrant une vue idéale de la Riviera beyrouthine de l’avant- guerre civile (officiellement 1975-1990) sont tâchées de brûlures et jaunies par le temps. Sous un nom fictif (« le photographe pyromane Abdullah Farah ») les artistes superposent deux réalités : celle, fantasmée, des belles années 1960 à celle des années de guerre et de destruction. Ici, la seconde réalité modifie irrémédiablement le souvenir de la première.

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Le Cercle des confusions – Joana Hadjithimas et Khalil Joreige – Galerie In Situ

Images miroir

Dans l’installation Le cercle des confusions (1997), une photo aérienne de Beyrouth est découpée en 3000 fragments détachables, derrière lesquels se dévoile un vaste miroir. Ici, le visiteur éprouve le vertige d’une mise en abîme : c’est notre regard sur la ville qui la fait exister, c’est également nous qui nous regardons exister à travers la ville, et finalement, le miroir rappelle que l’identité de la capitale libanaise est une interrogation sans fin. « Beyrouth n’existe pas » trouve-t-on écrit au dos des fragments détachés du miroir.

Images muettes

Dans la vidéo Toujours avec toi (2001-2008), les plasticiens filment les visages inexpressifs de politiciens libanais sur des affiches électorales. Par le biais d’un un montage rapide, les portraits se confondent en une forme vague, semblent disparaître, vides comme peuvent l’être les programmes politiques de ces candidats corrompus.

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Khiam 2000 – 2007 – Joana Hadjithomas et Khalil Joreige – Galerie In Situ

Images inaccessibles

Dans le film Khiam 2000-2007, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige captent les témoignages de rescapés du camp de prisonniers de Khiam au Sud Liban, alors occupé par l’armée israélienne. Seul moyen de survivre pour ces hommes et ces femmes enfermés dans de minuscules cellules : imaginer, créer des objets avec les moyens du bord (leurs récits rappellent la nouvelle Le Joueur d’échecs, de Stefan Zweig). Le camp de Khiam a été détruit pendant la guerre israélo-libanaise de 2006: il ne reste plus que les histoires des survivants pour en garder le souvenir, la trace.

Images fantômes

Dans l’installation 180 secondes d’images rémanentes (2006), un film tourné en super8 par l’oncle de Khalil Joreige disparu pendant la guerre civile est développé sous forme de vignettes révélant des prises de vues floues, indistinctes à la limite du conceptuel. En prolongeant notre regard, on y découvre des silhouettes qui semblent vouloir résister à tout prix à leur dissolution.

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IZMYRNE – Joana Hadjithomas et Etel Adnan – Galerie In Situ

Images disparues

Dans la vidéo ISMYRNE (2016), Joana Hadjithomas et le peintre et poétesse libanaise Etel Adnan dialoguent au sujet de leurs familles, toutes deux chassées de la ville turque – l’actuelle Izmir – au début du XXe siècle. L’œuvre montre comment un sentiment d’appartenance peut se nourrir de récits réels ou imaginés, en l’absence de tout souvenir tangible, tels que des photographies. Les mots sont ici plus évocateurs que les images.

Joana Hadjothomas et Khalil Joreige, Se souvenir de la lumière (Two Suns in the Sunset)

Exposition au Jeu de Paume jusqu’au 25 septembre 2016.

Cet article a été écrit pour le site Onorient

Cinéma, Musique

No Land’s Song, les voix de la liberté

Peut-on faire résonner le chant féminin au pays des mollahs ? C’est le combat de Sara Najafi, héroïne du documentaire iranien No Land’s Song.

En Iran, depuis la révolution de 1979, il est interdit aux femmes solistes de se produire en concert devant un public masculin. Opéra de Téhéran, septembre 2013. Sara Najafi, le visage radieux, annonce l’ouverture du concert qu’elle a organisé. Sur scène, cinq solistes femmes, un soliste homme, des musiciens avec leurs instruments traditionnels, face à un public de quelques centaines d’hommes et de femmes. L’issue victorieuse de la bataille menée par la compositrice Sara Najafi, sœur du réalisateur, est connue dès le début du documentaire. No Land’s Song raconte dans un long flash-back un voyage semé d’obstacles mais aussi de nouvelles amitiés qui se nouent.

Téhéran-Paris-Tunis : à la recherche de sœurs de combat

L’histoire de No Land’s Song s’ouvre dans l’intimité d’une maison de Téhéran au début de l’année 2011, où l’on entend pour la première fois les amies de Sara Najafi chanter, cachées dans leur cuisine ou derrière les murs de leur jardin. En quelques instants, la puissance lyrique de leurs voix et la poésie des paroles interprétées convainquent le spectateur de suivre l’héroïne dans sa lutte pour faire sortir le chant féminin iranien de sa prison.

Bien inspirée, Sara Najafi cherche des soutiens dans son combat en se rendant à Paris pour proposer à deux chanteuses françaises, Jeanne Cherhal et Elise Caron, ainsi qu’à la chanteuse tunisienne Emel Mathlouthi, de participer à son projet de concert. La caméra capte discrètement la complicité qui se noue peu à peu entre ces femmes, enthousiasmées par la découverte du sublime répertoire musical iranien. Dans une scène, le lien culturel inconscient entre les cultures persanes, arabes, et françaises se rend à l’évidence: « comment dit-on musique en farsi ? » demande un musicien français à Sara Najafi qui répond :  mu-si-‘i (موسيقي) . mu-si-‘i en farsi, mu-si-‘a en arabe, musique en français : la même racine.

Ces scènes, tournées en 2011, au début du printemps arabe, rappellent aussi dans quel esprit contestataire et plein d’espoir vivait alors le monde arabe. Parmi les chanteuses, la tunisienne Emel Mathlouti, la plus frondeuse de toutes, questionne l’aspect révolutionnaire du concert, lorsque celle-ci découvre qu’il ne pourra s’organiser sans autorisation officielle. Sara Najafi, l’Iranienne qui a participé à la « révolution verte » de 2009, déjà un peu loin derrière elle, propose d’accepter certains compromis dans le but d’accomplir l’ « acte le plus révolutionnaire que l’on puisse accomplir pour le moment ».

Un hommage à un monde disparu

No Land’s Song n’est jamais autant évocateur que lorsqu’il montre les façades décrépies des anciennes salles de spectacles du Téhéran pré-révolutionnaire. Sara Najafi et ses amies solistes se promènent dans ces lieux peuplés de fantômes, alors que résonnent les chants des deux célèbres chanteuses iraniennes Qamar el Moluk Vaziri (1905-1959) et Delkash (1925-2004). Dans un film d’archives stupéfiant datant des années 1950, on découvre Delkash interprétant une chanson poétique sur la beauté de l’ivresse, vêtue d’une robe courte, un petit verre de cristal à la main.

Dans une autre scène située dans un café, des anciens habitués de ces théâtres à présent condamnés ou transformés en usines racontent avec enthousiasme des anecdotes sur les chanteuses qui peuplaient autrefois ces lieux. Plus tard, dans un magasin d’instruments de musique traditionnels, Sara Najafi joue du tar en accompagnant la soliste Parvin Namazi. Complice de ce bref instant de liberté, le vieux vendeur, ému, avoue son admiration pour la chanteuse, avant d’ajouter :« nous n’avons pas encore accepté que la musique n’est pas lié au mal » : une incarnation assez éloquente des contradictions de la société iranienne actuelle.

Dédales kafkaïens et nouveaux espoirs

L’essentiel du combat de Sara Najafi se joue entre les murs du Ministère de la Culture et de la Guidance Islamique, où le protagoniste se rend plusieurs fois, vêtue pour l’occasion d’un tchador et dissimulant un micro dans ses affaires. Les dialogues enregistrés clandestinement donnent un aperçu impressionnant du système de censure arbitraire du régime des mollahs. Discours contradictoires, injonctions à introduire des hommes parmi les solistes, blocage des visas pour les musiciens venus de France, tous les obstacles se dressent avec une brutalité qui ne s’encombre d’aucune justification.

Dans une autre scène, Sara Najafi se rend chez un dignitaire religieux dans le but de comprendre les raisons de la censure du chant féminin soliste par la loi islamique iranienne. L’explication, très détaillée, fait état d’une fréquence particulière de la voix féminine, qui, au delà d’une certaine limite, risque de « donner du plaisir » aux hommes et à leur faire « quitter leur état normal ». Au cours d’un second entretien, c’est la « douceur de la voix féminine » qui est propre à « changer l’humeur ». Sara Najafi écoute, impassible. Puis, par un effet de montage insolent, on la voit reprendre de plus belle les répétitions de son concert.

C’est finalement grâce à l’élection du président Hassan Rohani et au très relatif assouplissement de la censure que le concert sera autorisé. Le film, empreint d’un certain optimisme, laisse cependant quelques questions en suspens : qui sont les spectateurs du concert ? Qui est concerné par cette petite révolution ? Une chose est sûre : difficile pour les mollahs de contrôler les œuvres artistiques : piratées, elles sont échangées sous le manteau ou accessibles sur internet.

No Land’s Song, documentaire d’Ayat Najafi, 95′. 2014.

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